26.2.05

Le Livre -5-

La journée n'en finira donc jamais. Les interventions d'éminents spécialistes se succèdent, l'heure tourne et elle ne parvient pas à écouter une seule de leurs syllabes en capitale. Elle a avalé son repas les yeux dans le vague. Avant de partir, il lui reste à accomplir sa mission. Rendre le carnet ne sera pas chose aisée. Elle se sent comme possédée, et sait que s'en séparer la meurtrira.

Cette osmose sans texture... Elle est encore sous le choc. Elle sait qu'il recherche son carnet, si précieux, si indélébile. Elle a besoin, pour se rassurer, qu'il comprenne aussi ce qu'elle a ressenti.

Sous l'oeil réprobateur de ses condisciples, elle sort de l'amphi en claquant la porte à toutes volées. Sa montre s'est arrêtée, mais elle sait que son train doit partir sous peu, aussi prend-elle un peu d'avance et passe à la librairie.

La jeune femme au comptoir est très affairée. Elle lui répond sèchement qu'il lui est impossible de connaître chacun des clients par leur nom, surtout si la seule description à sa disposition est celle d'un carnet et d'un marque-pages... Elle en a vendu 500 le mois passé, alors pensez !

La déception est à peine amère. Elle se doutait que l'indice, bien maigre, n'aboutirait à rien.
Aussi elle prend son courage à deux mains et retourne au "Lion d'Or".
Le patron l'avait déjà regardée d'un air peu amène lorsqu'en descendant de son train elle lui avait demandé s'il connaissait un homme qui écrivait, parfois, attablé dans son bar.
En lui parlant, elle revoyait la scène décrite dans le carnet... Tous les détails étaient frappants, et portaient la marque d'une sensibilité identique à la sienne. L'éclair de lumière dans le verre de vin blanc. L'incroyable coiffure à plumes rouges que le patron avait installée au-dessus des bouteilles. Le ton déplaisant des poivrots accoudés au zinc. La ritournelle grinçante produite par le bandit manchot au pied de la fenêtre haute.

Secouant ses cheveux blanchis par la neige, elle pousse la porte du bar d'un mouvement brusque, qu'impose la résistance du penne un peu gauchi.
En touchant le zinc du bout des doigts pour appeler le patron, elle reçoit une décharge. Un peu secouée, légèrement décontenancée, elle cherche ses mots, quand le patron l'interpelle :
"Ah tiens, c'est vous la petite dame au carnet ? Ah ben figurez-vous qu'y en a un qui va être content que vous soyez tombé sur son machin, là ! il le cherche partout, il a mobilisé la cavalerie, bientôt !"

L'épaisseur de son ton n'enlève rien à l'émotion qui la submerge. Il est venu ici, il a compris alors qu'elle le retrouverait, qu'elle le lirait, qu'elle viendrait aussi... comment est-ce possible ?
Elle se raisonne. Divagation idiote. Elle est une romantique repentie, voilà bien longtemps qu'elle a renoncé à croire à ces fadaises de signes. Explication logique. Tout a une explication logique.

"Heureusement qu'le Dédé a eu l'idée de lui parler de mon bar, sans quoi il aurait pu l'chercher longtemps, son carnet, pas vrai ?". Le patron s'engage dans un long discours sur l'avantage d'avoir des amis à la SNCF et dans les autres bars, se félicite d'avoir eu la présence d'esprit de lui parler d'elle et du manuscrit; puis embraye sur une autre de ces anecdotes dont il est la vedette, petite oeillade à la clef.

Elle ne peut pas confier ce trésor à ce pourceau. Non, elle ne peut pas. Il doit bien y avoir un autre moyen.

Elle se rappelle, soudain, du détail dans la nouvelle, l'allusion à la grande vasque en pierre derrière les grilles. Le héros y avait dissimulé quelque chose, un livre croit-elle se rappeler.

"Pouvez-vous m'indiquer le lycée Fauriel, s'il vous plaît ?"
Le patron proteste, il a promis qu'il rendrait le carnet à son propriétaire si elle repassait... elle n'est pas chic.

Non. Mais elle ne veut pas que ce contact reste stérile. Elle doit laisser un message, quelque chose, et elle ne veut pas l'écrire sous les yeux égrillards de ce porc.

Alors elle se décide, et sa propre audace lui coupe le souffle. Elle change son billet au guichet, sort de la gare, traverse la place et prend une chambre à l'Hôtel d'Anjou.

Elle dépose son bagage sur le sol moqueté. Cette chambre est moins impersonnelle que la précédente. Elle a un cachet, une odeur, une atmosphère de livre de Gaston Leroux. Tout est à sa place, un peu désuet, mais une sorte de mystère plane.
Elle respire, défait son manteau, sort son téléphone. Tiens, plus de batterie. Elle le branche, comme la veille. Elle l'appelle pour le prévenir, elle ne rentrera pas ce soir. Seulement demain.

La plume tremble au bout de ses doigts. Que dire qui soit aussi juste que cette écriture ?
Elle l'ignore. Elle laisse glisser la griffe d'or sur le papier. Instant hors du temps. Comme une étoile filante sur laquelle on greffe un voeu. Deux heures passent. Quatre pages.
Elle insère le billet dans le carnet, le protège d'un sac plastique.

Elle se recoiffe. Ses cheveux sont électriques, impossible de leur donner une forme.
Elle revêt son manteau, enfile ses gants, tout en regardant par la fenêtre en direction du grand bâtiment de brique et de verre. Un homme sort en courant. Son coeur fait un bond dans sa poitrine. C'est peut-être lui.
Elle sait que ce qu'elle s'apprête à faire est chargé de symboles, que c'est dérisoire et illusoire. Mais elle ne saurait le faire différemment.