25.2.05

Le Livre -3-

Cela ne manque pas de sel, se dit-elle dans un accès d’autodérision.

La conférence à laquelle elle assiste avait un objet très sérieux, initialement, mais, la fatigue ou l’excitation aidant, les participants ont digressé et débattent maintenant sur le diarisme.

Son esprit part.

Revient aux pages qu’elle a lues, celles qu’elle n’a pas lues.

Ce soir, elle dormira à l’hôtel comme quelques autres conférenciers qu’elle a repérés dans le hall à midi.

Elle savoure toujours ces instants privilégiés à l’avance, ces quelques séminaires et congrès auxquels elle assiste. Loin de son quotidien, loin de lui, aussi. La nuit d’hôtel est une bénédiction. Pour impersonnelles que soient toutes ces chambres formatées, elles l’autorisent à faire le vide. Elle lit parfois, écrit souvent, quelques phrases, quelques vers, sur un cahier de fortune. Des feuilles qu’elle égare, qu’elle déchire. Certaines qu’elle colle dans son cahier.

Ce soir, elle a évité le repas en commun, sous le prétexte d’un travail à finir, qu’elle a exécuté en 5 minutes.

Le carnet est là. Elle cherchera la librairie demain, avant de reprendre le train. Ce soir, elle lira tout, de bout en bout. Comme un hommage un peu désespéré au hasard, à cet homme qui a écrit ces lignes.

La sonnerie du téléphone interrompt son petit rite du soir. Les mots qui sortent de sa bouche sont hachés. Il n’écoute pas. Juste une réponse, celle qu’il attend, comme à chaque fois qu’elle doit céder quelques instants précieux.

Subitement, elle se dit : A quoi bon ? à quoi sert de persévérer ? Qu’y a-t-il là qui le mérite ?

C’est dans cet état comateux qu’elle écarte les couvertures, ajuste les lumières, installe les oreillers, s’assied dans le lit, replie les couvertures sur elle.

Elle prend le cahier dans ses mains, caresse la couverture. Un geste sensuel qui lui rappelle qu’elle a un corps. Une peau.

Elle respire un grand coup. Et plonge dans cet univers si étonnamment proche, trop proche.

Il l’éviscère. A chaque nouvelle page.

Elle s’arrête un instant. Elle constate qu’elle est en nage.

Mais elle est toujours dans ce monde. Elle n’y a pas pénétré, c’est lui qui a pénétré en elle, s’est mêlé au sien, a entremêlé ses sonorités, ses images, ses parfums aux trésors qu’elle garde. A déposé en elle d’autres horizons, avec le même regard ébloui, mélancolique, audacieux, malicieux, gorgé d’amour et gorgé d’une détresse telle, telle qu’elle a plus mal encore, comme si c’était elle.

La sensualité, la tendresse, l'ironie et la fureur composent ce savant mélange qu’elle connaît.

Elle baisse à nouveau les yeux sur l’ouvrage. Elle en est à la page du Cri. La relit, encore et encore.

Il est si juste, parfaitement juste dans ce qu’il écrit, ou est-ce dans l’écho qu’il trouve en elle, comme si le stylo était dans ses propres mains et qu’elle venait d’achever la phrase. Elle suffoque encore.

Il est deux heures du matin. Le sommeil l’a fuie.

Elle poursuit sa lecture avec furie, se demande si elle est folle.

Les textes s’enchaînent, ne se ressemblent pas.

Puis elle arrive sur un autre récit.
Aucun de ceux qu’elle a croisés n’avait de début ni de fin. Un petit paragraphe posait le B.A. Ba du fil conducteur. Elle trouvait l’idée ingénieuse.

Elle s’attend à un même poème inachevé, une sorte de procrastination désolée.

Quatre heures du matin.

Elle a vécu sur le papier.

Elle est terrassée. Ce livre lui appartient. Lui... Elle...