24.2.05

Le Livre -1-

Six heures trente. La radio s'allume seule et chantonne gaiement. Elle est réveillée depuis près d'une heure, sans raison particulière, elle est restée étendue.
Les volets s'ouvrent sur une rue sombre encore. Le temps sera d'hiver, sale et gris.
Elle ne se hâte pas. Son déjeuner traîne en longueur.
Elle écoute le silence.
Un silence qu'elle voudrait prolonger, capter dans le creux de sa main.
Cette langueur la poursuit, tout au long de la route noire et blanche.

A l'odeur affreuse et entêtante des camions et des mobylettes, succède celle plus onctueuse du café matinal. Elle se laisse tenter, puis renonce, le breuvage est traître.

Elle regarde sans le voir le grand panneau noir où s'étalent chiffres et lettres, série de cryptogrammes qu'elle ne distingue guère.

Les annonces du haut-parleur glacial, le froid cinglant du vent qui balaye le quai de la gare, son coeur s'est soudain rétracté et elle se tient droite, serrant dans sa main sa sacoche à en faire blanchir les jointures.

Affairée, elle grimpe les trois hautes marches, relit son billet, installe son bagage, dépose soigneusement son manteau.
Un homme pressé la bouscule, s'excuse d'une syllabe. Elle sort son portable de la sacoche, l'installe avec la vivacité de l'habitude, s'assied plus confortablement.
Elle préfère le côté du couloir. Près de la fenêtre, la climatisation la dérange.

Elle a posé son sac à main sur le siège resté libre. Si un voyageur venait prendre place, elle l'écarterait, évidemment.


Les yeux rivés sur son écran, elle n'entend pas le train démarrer. Cinq heures de trajet. Elle s'est isolée dans ses dossiers chiffrés.

Elle réalise subitement que le contrôleur vient de lui réclamer son billet pour la troisième fois. Confuse, elle devient maladroite et renverse son sac. Le billet est tombé. Mais il ne touche pas le sol. Intriguée par l'objet, elle tend néanmoins son billet et n'y prête plus attention.
Le contrôleur poursuit sa course, elle retourne à son portable. Mais son esprit, malicieux lutin incontrôlable, revient toujours vers l'objet au sol.
Le carnet est gris et vert, sa couverture cartonnée revêt une impression qui la touche.

Elle tend le bras, s'y agrippe.
Puis l'examine. Monsieur, est-ce que c'est à vous ? Non ? Mademoiselle ?
Pas d'écho. Mais pourquoi se surprend-elle à désirer l'ouvrir à ce point ? Est-ce la gravure qui représente les doigts de Michel-Ange ?

Elle se soumet à cette attirance, rattrapée par son humeur singulière, entre fatalisme et goût de vivre.

Une première page couverte d'une écriture déliée, si régulière qu'elle semble concentrer toute la pression de l'écorce terrestre.

Elle la déchiffre. Rien ne la défend de cette lueur naissante, elle en est consciente. Elle ne peut rien contre l'émotion.

Deuxième page, un croquis, un peu obscur. Mais curieusement, elle y est sensible et y perçoit la même chaleur désespérée et sereine qui l'habite.

Elle tourne les pages plus vite, s'arrête sur la seule où l'écriture a quitté son lit étroit pour devenir un cri.
Qu'elle prend en pleine poitrine.
Des larmes jaillissent de sa gorge, ne franchissent pas la barrière de ses cils. Elle s'est asséchée dans l'instant.
Soûle, frappée, elle ne peut s'empêcher de tourner frénétiquement les pages. Elle s'arrête sur une plus lisible, qui commence par un récit anodin. Elle pourra s'y reposer, reprendre son souffle, penser qu'elle a juste imaginé cette rencontre.

Elle bascule. Relève la tête. Laisse choir le livre sur ses genoux.
Inutile d'en lire plus. C'en est trop pour son âme étiolée.

Les trois heures devant elle ne seront pas de trop pour revenir sur terre.

Machinalement, elle referme son portable. Dépose le carnet à côté d'elle en redressant la tablette. Une fiche s'échappe du cahier et volète jusqu'à ses mains.
L'indice qu'elle ne cherchait plus.
Un marque-pages, portant une reproduction d'un portrait de Mucha.
Au dos, l'adresse et le nom d'une librairie. La ville, sa destination.

Elle tremble, en fièvre et glacée à la fois.
Impossible désormais de renoncer à cet objet. Impossible aussi de le garder pour elle.