1.3.05

Illustration du Livre

L'objet du délire Posted by Hello

26.2.05

Le Livre -5-

La journée n'en finira donc jamais. Les interventions d'éminents spécialistes se succèdent, l'heure tourne et elle ne parvient pas à écouter une seule de leurs syllabes en capitale. Elle a avalé son repas les yeux dans le vague. Avant de partir, il lui reste à accomplir sa mission. Rendre le carnet ne sera pas chose aisée. Elle se sent comme possédée, et sait que s'en séparer la meurtrira.

Cette osmose sans texture... Elle est encore sous le choc. Elle sait qu'il recherche son carnet, si précieux, si indélébile. Elle a besoin, pour se rassurer, qu'il comprenne aussi ce qu'elle a ressenti.

Sous l'oeil réprobateur de ses condisciples, elle sort de l'amphi en claquant la porte à toutes volées. Sa montre s'est arrêtée, mais elle sait que son train doit partir sous peu, aussi prend-elle un peu d'avance et passe à la librairie.

La jeune femme au comptoir est très affairée. Elle lui répond sèchement qu'il lui est impossible de connaître chacun des clients par leur nom, surtout si la seule description à sa disposition est celle d'un carnet et d'un marque-pages... Elle en a vendu 500 le mois passé, alors pensez !

La déception est à peine amère. Elle se doutait que l'indice, bien maigre, n'aboutirait à rien.
Aussi elle prend son courage à deux mains et retourne au "Lion d'Or".
Le patron l'avait déjà regardée d'un air peu amène lorsqu'en descendant de son train elle lui avait demandé s'il connaissait un homme qui écrivait, parfois, attablé dans son bar.
En lui parlant, elle revoyait la scène décrite dans le carnet... Tous les détails étaient frappants, et portaient la marque d'une sensibilité identique à la sienne. L'éclair de lumière dans le verre de vin blanc. L'incroyable coiffure à plumes rouges que le patron avait installée au-dessus des bouteilles. Le ton déplaisant des poivrots accoudés au zinc. La ritournelle grinçante produite par le bandit manchot au pied de la fenêtre haute.

Secouant ses cheveux blanchis par la neige, elle pousse la porte du bar d'un mouvement brusque, qu'impose la résistance du penne un peu gauchi.
En touchant le zinc du bout des doigts pour appeler le patron, elle reçoit une décharge. Un peu secouée, légèrement décontenancée, elle cherche ses mots, quand le patron l'interpelle :
"Ah tiens, c'est vous la petite dame au carnet ? Ah ben figurez-vous qu'y en a un qui va être content que vous soyez tombé sur son machin, là ! il le cherche partout, il a mobilisé la cavalerie, bientôt !"

L'épaisseur de son ton n'enlève rien à l'émotion qui la submerge. Il est venu ici, il a compris alors qu'elle le retrouverait, qu'elle le lirait, qu'elle viendrait aussi... comment est-ce possible ?
Elle se raisonne. Divagation idiote. Elle est une romantique repentie, voilà bien longtemps qu'elle a renoncé à croire à ces fadaises de signes. Explication logique. Tout a une explication logique.

"Heureusement qu'le Dédé a eu l'idée de lui parler de mon bar, sans quoi il aurait pu l'chercher longtemps, son carnet, pas vrai ?". Le patron s'engage dans un long discours sur l'avantage d'avoir des amis à la SNCF et dans les autres bars, se félicite d'avoir eu la présence d'esprit de lui parler d'elle et du manuscrit; puis embraye sur une autre de ces anecdotes dont il est la vedette, petite oeillade à la clef.

Elle ne peut pas confier ce trésor à ce pourceau. Non, elle ne peut pas. Il doit bien y avoir un autre moyen.

Elle se rappelle, soudain, du détail dans la nouvelle, l'allusion à la grande vasque en pierre derrière les grilles. Le héros y avait dissimulé quelque chose, un livre croit-elle se rappeler.

"Pouvez-vous m'indiquer le lycée Fauriel, s'il vous plaît ?"
Le patron proteste, il a promis qu'il rendrait le carnet à son propriétaire si elle repassait... elle n'est pas chic.

Non. Mais elle ne veut pas que ce contact reste stérile. Elle doit laisser un message, quelque chose, et elle ne veut pas l'écrire sous les yeux égrillards de ce porc.

Alors elle se décide, et sa propre audace lui coupe le souffle. Elle change son billet au guichet, sort de la gare, traverse la place et prend une chambre à l'Hôtel d'Anjou.

Elle dépose son bagage sur le sol moqueté. Cette chambre est moins impersonnelle que la précédente. Elle a un cachet, une odeur, une atmosphère de livre de Gaston Leroux. Tout est à sa place, un peu désuet, mais une sorte de mystère plane.
Elle respire, défait son manteau, sort son téléphone. Tiens, plus de batterie. Elle le branche, comme la veille. Elle l'appelle pour le prévenir, elle ne rentrera pas ce soir. Seulement demain.

La plume tremble au bout de ses doigts. Que dire qui soit aussi juste que cette écriture ?
Elle l'ignore. Elle laisse glisser la griffe d'or sur le papier. Instant hors du temps. Comme une étoile filante sur laquelle on greffe un voeu. Deux heures passent. Quatre pages.
Elle insère le billet dans le carnet, le protège d'un sac plastique.

Elle se recoiffe. Ses cheveux sont électriques, impossible de leur donner une forme.
Elle revêt son manteau, enfile ses gants, tout en regardant par la fenêtre en direction du grand bâtiment de brique et de verre. Un homme sort en courant. Son coeur fait un bond dans sa poitrine. C'est peut-être lui.
Elle sait que ce qu'elle s'apprête à faire est chargé de symboles, que c'est dérisoire et illusoire. Mais elle ne saurait le faire différemment.

25.2.05

Le Livre -3-

Cela ne manque pas de sel, se dit-elle dans un accès d’autodérision.

La conférence à laquelle elle assiste avait un objet très sérieux, initialement, mais, la fatigue ou l’excitation aidant, les participants ont digressé et débattent maintenant sur le diarisme.

Son esprit part.

Revient aux pages qu’elle a lues, celles qu’elle n’a pas lues.

Ce soir, elle dormira à l’hôtel comme quelques autres conférenciers qu’elle a repérés dans le hall à midi.

Elle savoure toujours ces instants privilégiés à l’avance, ces quelques séminaires et congrès auxquels elle assiste. Loin de son quotidien, loin de lui, aussi. La nuit d’hôtel est une bénédiction. Pour impersonnelles que soient toutes ces chambres formatées, elles l’autorisent à faire le vide. Elle lit parfois, écrit souvent, quelques phrases, quelques vers, sur un cahier de fortune. Des feuilles qu’elle égare, qu’elle déchire. Certaines qu’elle colle dans son cahier.

Ce soir, elle a évité le repas en commun, sous le prétexte d’un travail à finir, qu’elle a exécuté en 5 minutes.

Le carnet est là. Elle cherchera la librairie demain, avant de reprendre le train. Ce soir, elle lira tout, de bout en bout. Comme un hommage un peu désespéré au hasard, à cet homme qui a écrit ces lignes.

La sonnerie du téléphone interrompt son petit rite du soir. Les mots qui sortent de sa bouche sont hachés. Il n’écoute pas. Juste une réponse, celle qu’il attend, comme à chaque fois qu’elle doit céder quelques instants précieux.

Subitement, elle se dit : A quoi bon ? à quoi sert de persévérer ? Qu’y a-t-il là qui le mérite ?

C’est dans cet état comateux qu’elle écarte les couvertures, ajuste les lumières, installe les oreillers, s’assied dans le lit, replie les couvertures sur elle.

Elle prend le cahier dans ses mains, caresse la couverture. Un geste sensuel qui lui rappelle qu’elle a un corps. Une peau.

Elle respire un grand coup. Et plonge dans cet univers si étonnamment proche, trop proche.

Il l’éviscère. A chaque nouvelle page.

Elle s’arrête un instant. Elle constate qu’elle est en nage.

Mais elle est toujours dans ce monde. Elle n’y a pas pénétré, c’est lui qui a pénétré en elle, s’est mêlé au sien, a entremêlé ses sonorités, ses images, ses parfums aux trésors qu’elle garde. A déposé en elle d’autres horizons, avec le même regard ébloui, mélancolique, audacieux, malicieux, gorgé d’amour et gorgé d’une détresse telle, telle qu’elle a plus mal encore, comme si c’était elle.

La sensualité, la tendresse, l'ironie et la fureur composent ce savant mélange qu’elle connaît.

Elle baisse à nouveau les yeux sur l’ouvrage. Elle en est à la page du Cri. La relit, encore et encore.

Il est si juste, parfaitement juste dans ce qu’il écrit, ou est-ce dans l’écho qu’il trouve en elle, comme si le stylo était dans ses propres mains et qu’elle venait d’achever la phrase. Elle suffoque encore.

Il est deux heures du matin. Le sommeil l’a fuie.

Elle poursuit sa lecture avec furie, se demande si elle est folle.

Les textes s’enchaînent, ne se ressemblent pas.

Puis elle arrive sur un autre récit.
Aucun de ceux qu’elle a croisés n’avait de début ni de fin. Un petit paragraphe posait le B.A. Ba du fil conducteur. Elle trouvait l’idée ingénieuse.

Elle s’attend à un même poème inachevé, une sorte de procrastination désolée.

Quatre heures du matin.

Elle a vécu sur le papier.

Elle est terrassée. Ce livre lui appartient. Lui... Elle...

24.2.05

Le Livre -1-

Six heures trente. La radio s'allume seule et chantonne gaiement. Elle est réveillée depuis près d'une heure, sans raison particulière, elle est restée étendue.
Les volets s'ouvrent sur une rue sombre encore. Le temps sera d'hiver, sale et gris.
Elle ne se hâte pas. Son déjeuner traîne en longueur.
Elle écoute le silence.
Un silence qu'elle voudrait prolonger, capter dans le creux de sa main.
Cette langueur la poursuit, tout au long de la route noire et blanche.

A l'odeur affreuse et entêtante des camions et des mobylettes, succède celle plus onctueuse du café matinal. Elle se laisse tenter, puis renonce, le breuvage est traître.

Elle regarde sans le voir le grand panneau noir où s'étalent chiffres et lettres, série de cryptogrammes qu'elle ne distingue guère.

Les annonces du haut-parleur glacial, le froid cinglant du vent qui balaye le quai de la gare, son coeur s'est soudain rétracté et elle se tient droite, serrant dans sa main sa sacoche à en faire blanchir les jointures.

Affairée, elle grimpe les trois hautes marches, relit son billet, installe son bagage, dépose soigneusement son manteau.
Un homme pressé la bouscule, s'excuse d'une syllabe. Elle sort son portable de la sacoche, l'installe avec la vivacité de l'habitude, s'assied plus confortablement.
Elle préfère le côté du couloir. Près de la fenêtre, la climatisation la dérange.

Elle a posé son sac à main sur le siège resté libre. Si un voyageur venait prendre place, elle l'écarterait, évidemment.


Les yeux rivés sur son écran, elle n'entend pas le train démarrer. Cinq heures de trajet. Elle s'est isolée dans ses dossiers chiffrés.

Elle réalise subitement que le contrôleur vient de lui réclamer son billet pour la troisième fois. Confuse, elle devient maladroite et renverse son sac. Le billet est tombé. Mais il ne touche pas le sol. Intriguée par l'objet, elle tend néanmoins son billet et n'y prête plus attention.
Le contrôleur poursuit sa course, elle retourne à son portable. Mais son esprit, malicieux lutin incontrôlable, revient toujours vers l'objet au sol.
Le carnet est gris et vert, sa couverture cartonnée revêt une impression qui la touche.

Elle tend le bras, s'y agrippe.
Puis l'examine. Monsieur, est-ce que c'est à vous ? Non ? Mademoiselle ?
Pas d'écho. Mais pourquoi se surprend-elle à désirer l'ouvrir à ce point ? Est-ce la gravure qui représente les doigts de Michel-Ange ?

Elle se soumet à cette attirance, rattrapée par son humeur singulière, entre fatalisme et goût de vivre.

Une première page couverte d'une écriture déliée, si régulière qu'elle semble concentrer toute la pression de l'écorce terrestre.

Elle la déchiffre. Rien ne la défend de cette lueur naissante, elle en est consciente. Elle ne peut rien contre l'émotion.

Deuxième page, un croquis, un peu obscur. Mais curieusement, elle y est sensible et y perçoit la même chaleur désespérée et sereine qui l'habite.

Elle tourne les pages plus vite, s'arrête sur la seule où l'écriture a quitté son lit étroit pour devenir un cri.
Qu'elle prend en pleine poitrine.
Des larmes jaillissent de sa gorge, ne franchissent pas la barrière de ses cils. Elle s'est asséchée dans l'instant.
Soûle, frappée, elle ne peut s'empêcher de tourner frénétiquement les pages. Elle s'arrête sur une plus lisible, qui commence par un récit anodin. Elle pourra s'y reposer, reprendre son souffle, penser qu'elle a juste imaginé cette rencontre.

Elle bascule. Relève la tête. Laisse choir le livre sur ses genoux.
Inutile d'en lire plus. C'en est trop pour son âme étiolée.

Les trois heures devant elle ne seront pas de trop pour revenir sur terre.

Machinalement, elle referme son portable. Dépose le carnet à côté d'elle en redressant la tablette. Une fiche s'échappe du cahier et volète jusqu'à ses mains.
L'indice qu'elle ne cherchait plus.
Un marque-pages, portant une reproduction d'un portrait de Mucha.
Au dos, l'adresse et le nom d'une librairie. La ville, sa destination.

Elle tremble, en fièvre et glacée à la fois.
Impossible désormais de renoncer à cet objet. Impossible aussi de le garder pour elle.

Rayonnante

La nuit de l'oracle ne m'a pas laissée en paix. De signes en neige qui tombe...

Introduction

Ici, bientôt, l'image d'un ciel juste.